Extraits de l'article « Palais » paru dans le Dictionnaire de Don Juan, sous la direction de Pierre Brunel, collection Bouquins, édition Robert Lafont, 1999
Apparu dans l'Espagne du XVIIe siècle, le mythe de Don Juan prend pour décor la demeure nobiliaire par excellence : le palais. Lieu de résidence des membres de la cour, terme qui désignait d'ailleurs l'endroit découvert et clos attenant au palais royal, il ne saurait se résumer à un simple élément décoratif de théâtre. D'emblée signifiant, il joue un rôle essentiel dans la dramaturgie. L'architecture palatiale reproduite sur scène doit permettre un certain type de jeu, en fonction des exigences de l'action : balcons pour la sérénade, salle de fête ou de banquet, dont les représentations furent longtemps assez conventionnelles, influencées par certains canons artistiques, ceux de Serlio par exemple. Protéiforme, le palais sera tour à tour palais royal, château, forteresse, puis, au fil des variations du mythe, maison, demeure ou villa... A la différence du genre romanesque, dans lequel la description de l'habitat est définitivement brossée, le genre théâtral autorise une fantaisie d'interprétations de la part des metteurs en scène et des décorateurs, surtout depuis la substitution de décors en dur à l'originale toile de fond peinte en trompe-l'œil. Cependant, le palais n'est pas seulement un élément paraverbal du langage dramatique, pour reprendre la dichotomie de Pierre Larthomas, mais tient une place importante en tant qu'élément verbal du discours théâtral. C'est cette dimension qui se retrouvera dans les nouvelles et les romans, où, de même qu'au théâtre, la présence d'une architecture palatiale ne sera pas seulement motivée par son esthétisme, mais plutôt par ses implications et ses dénotations.
Le palais : lieu et symbole de l'autorité bafouée. Chez Tirso de Molina, le palais est avant tout le lieu métonymique du pouvoir, la matérialisation en trois dimensions de l'autorité royale, elle-même reflet de l'autorité céleste et divine. Au regard de la morale espagnole du XVIIe siècle, la première faute de Don Juan n'est pas d'avoir séduit Isabela à son insu, mais d'avoir commis un tel acte dans le palais du roi de Naples, d'avoir transgressé l'espace souverain qu'il constitue. Aux yeux du monarque, Isabela est tout aussi coupable que le burlador : « Dis, femme, quelle rigueur, quelle furieuse étoile t'incitèrent à profaner, avec orgueil et beauté, le seuil de mon palais ? » Le terme « profanases » laisse bien entendre que le palais est ici un sanctuaire au sens profane, beaucoup plus que la seule demeure, aussi fastueuse soit-elle, d'un souverain. Tout ce qui touche à la personne royale, à commencer par le lieu où elle réside et exerce son autorité, en devient par transfert, par métonymie, le symbole, dont Don Diego Tenorio évoque avec respect « les lambris sacrés » (« artesones sacros »), ou « le beau sommet des tours » (« los chapiteles hermosos »). Élément perturbateur de ce monde policé, Don Juan s'introduit une seconde fois dans un palais, celui du Commandeur Don Gonzalo de Ulloa, toujours sous une fausse identité et à la faveur de l'obscurité. Comme le remarque Didier Souiller, il appartient alors au roi de Castille de rétablir l'ordre en son propre palais, faisant, au sens propre et figuré, toute la lumière dans la grande salle de l'Alcazar de Séville. […] Plus grave sera la transgression de l'espace sacré qui, comme l'observe Jean Rousset, succède toujours à celle des lieux profanes, tout au moins pour les exemples classiques du mythe. Or, le monument funéraire du Commandeur, que Don Juan visite si irrespectueusement, s'apparente par la splendeur de son architecture au palais qu'il occupait de son vivant et conserve au mort les attributs de son pouvoir, quand il ne les magnifie pas. Dans la pièce de Tirso, le souverain ordonne qu'«un sépulcre de jaspes et d'airain » lui soit élevé. Dans celle de Molière, Sganarelle admire « Les belles statues ! Le beau marbre ! Les beaux piliers ! » tandis que son maître s'exclame ironiquement : « … ce que je trouve admirable, c'est qu'un homme qui s'est passé [contenté] durant sa vie d'une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n'en a plus que faire. » Marcel Bluwal s'en souviendra quand il choisira pour cadre de son adaptation télévisée de Dom Juan en 1965 l'imposante architecture de la Saline royale d'Arc-et-Senans bâtie par Claude Nicolas Ledoux. […]
Le palais : microcosme et théâtre des apparences ; le Don Giovanni de Joseph Losey Autorisant souplesse et variations quant au choix de l'espace scénique, le cinéma a enfin fourni l'occasion de mettre en scène un Don Juan dans des lieux réels . Sur les conseils de Rolf Liebermann, Joseph Losey choisit pour cadre des exploits du héros de l'opéra de da Ponte et Mozart l'architecture de Palladio, archétype du classicisme de la Renaissance italienne. Il y voit une parenté évidente entre la musique du XVIIIe siècle finissant et les lignes mathématiques, symétriques du bâtisseur du XVIe siècle : « Tous deux sont nés à des époques troublées... Tous deux étaient néoclassiques... » La basilique de Vicence figurera ainsi le palais du Commandeur, la villa Caldogno celui d'Anna, la villa Emo abritera Donna Elvira ; quant à Don Giovanni, il demeurera dans la célébrissime Rotonda. Conçue selon un plan carré, parfaitement symétrique avec ces quatre façades identiques tournées vers chacun des points cardinaux, avec sa grande coupole centrale, la Rotonda est une représentation du monde à l'échelle de l'homme, selon les canons humanistes. Mais la demeure de Don Juan est avant tout celle d'un riche propriétaire terrien, variation brillante et élégante de la ferme vénitienne, autour de laquelle s'articulent les dépendances agricoles et les habitations paysannes. Losey accentue cette hiérarchie en concentrant seigneur et paysans dans la villa, selon un axe vertical : maître au piano nobile, manants au rez-de-chaussée, dans l'espace réservé aux communs et dans la cour inférieure. L'ordre architectural matérialise l'ordre social. Ouvert seulement en apparence, l'espace est cerné géographiquement par l'élément liquide, la rivière Bracchiglione qui, par un habile montage cinématographique, serpente jusqu'aux portes de la villa ; et cerné humainement par le petit peuple quand celui-ci monte l'escalier au moment où Don Giovanni entraîne Zerline vers ses appartements. Le palais constitue encore temporairement un refuge pour son propriétaire : ses portes de ferment au nez de Donna Elvira poursuivant son volage époux, le séducteur y échappe à la horde menaçante de ses paysans, à la fin du premier acte. Mais, progressivement, l'architecture de pierre et de stuc semble se resserrer autour du séducteur dissolu, prisonnier d'un monde en déliquescence, comme le suggère la citation de Gramsci en ouverture du film : « L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour ; dans cet interrègne surgit une grande diversité de symptômes morbides. » Comme le remarque André Chastel, le plan de la maison antique qui inspira à Palladio celui des ses villas tient à la fois de la demeure et du temple. Or, cette parenté avec l'architecture sacrée est exploitée à deux moments-clés de l'opéra. A la fin du premier acte, Don Giovanni, réfugié à l'intérieur de son palais, se fige au centre de sa demeure, comme frappé par un éclair céleste qui tombe de la coupole. Au moment du banquet final, la table du noble dissolu repose sur le mascaron de pierre qui marque le centre exact de la villa, dans l'axe de la coupole, véritable axis mundi, lien menant de la bouche de l'Enfer à la voûte céleste. Le caractère cosmique de l'orientation est renforcé par l'apparition du Commandeur, émanation minérale de cet univers architecturé, successivement aux quatre portes de la Rotonda, aux quatre orients, interdisant toute issue. Le décor des fresques et des stucs de la villa palladienne, largement exploité par Losey, lui confère également une dimension théâtrale. Dans son traité les Quatre Livres d'architecture, Palladio évoque les collines qui entourent le site de la Rotonda en ces termes, justifiant l'édification de loggias sur chacune des façades : « Elles donnent l'impression d'un très grand théâtre... » Palais ouvert sur le théâtre du monde, la villa de Don Giovanni est un théâtre en soi. Lors de la scène du banquet final, Donna Elvira apparaît à l'une des petites fenêtres carrées percées dans les murs circulaires de la pièce centrale. On passe d'ailleurs parfois insensiblement de la villa au Théâtre Olympique de Vicence, chef d'œuvre du trompe-l'œil, sur la scène duquel avaient défilé les protagonistes lors de l'ouverture. Architecture de pierre et architecture peinte se répondent alors dans une « mise en abyme du théâtre » pour reprendre l'expression de Pierre-Jean Remy.[...]
Sigrid Colomyès, 1995
Bibliographie : Chastel André, Palladiana, recueil d'articles, Paris, Gallimard, coll . « Art et artistes », 1995 |